Hommage au colonel Si Salah Zamoum
Le 21 juillet 1961, le colonel Salah Zamoum tombait au champ d’honneur dans le versant sud du Djurdjura.
Par Djoudi Attoumi(*)
A l’occasion de la commémoration de l’anniversaire de sa mort, il nous appartient, à nous, ses compagnons ayant survécu à cette terrible guerre, de rappeler son souvenir, ainsi que ceux de tous ces héros que nous avons laissés derrière nous, qui, pour la plupart, ont été dévorés par les chacals, faute d’avoir connu une sépulture décente. Afin que nul n’oublie, chacun de nous devra témoigner pour entretenir la mémoire collective et contribuer ainsi à l’écriture de l’histoire de notre guerre de Libération. C’est toujours avec beaucoup d’émotion et de respect que nous évoquons la mémoire de ces valeureux chouhada. Apporter son témoignage n’est pas chose aisée. En effet, quels sont les mots ou les écrits qui pourraient être à la hauteur de leurs mérites, de leur sacrifice ? Aucun biographe, aucun compagnon ne peut apporter un témoignage à la hauteur du personnage. Le colonel Salah Zamoum, né le 29 novembre 1928 à Aïn Taya (Alger), était fils d’instituteur. Par conséquent, il connut une scolarité sans heurts à l’école primaire, ce qui lui permit d’acquérir un bon niveau d’instruction pour l’époque. Son village d’origine, Ighil Imoula, était le berceau de la résistance et ce fut à bon escient qu’il a été choisi par les responsables de l’époque pour se concerter et imprimer la proclamation du ler Novembre 1954.
Très tôt, il fut attiré par le mouvement nationaliste et y milita avec l’élan du cœur. Membre du pPA, puis du MTLD, il fera partie, dès sa création, de l’Organisation Secrète, organe paramilitaire qui devait être l’embryon de l’ALN. Si Salah Zamoum allait côtoyer la plupart de ceux qui deviendront plus tard les grandes figures de la Révolution, tels Krim Belkacem, le colonel Ouamrane, Aït Ahmed, Abbane Ramdane, Saddek Dehiles, etc. Au déclenchement de la guerre de Libération, le ler novembre 1954, il se trouva aux premiers rangs et s’y engagea à fond, en abandonnant famille et biens. Il eut la responsabilité de la région de Dellys, Bordj Ménaïel, Sidi Ali Bounab, où il laissa son empreinte dans l’organisation et des traditions de discipline et de combativité. Vers juin 1959, lorsque je rejoignis cette région, je retrouvai ses anciens compagnons, comme Benour Ali « Moh N’Ali », Krim Rabah, Moh Nachid, Omar Touil, qui ne tarissaient pas d’éloges à son égard ; ils mettaient en relief son courage, sa modestie, son intelligence, son sens de l’organisation et ses compétences dans les domaines politique et militaire. Peu avant le Congrès de la Soummam, le colonel Ouamrane le prit avec lui en Wilaya IV. Il n’y passa que quelques mois, car vers 1957, il se rendit en Tunisie pour une mission qui lui fut confiée par le colonel M’hamed Bougara pour représenter la Wilaya IV à une réunion. Dès le début de l’année 1958, il rejoint les maquis en traversant le barrage électrifié ou ligne Morice situé à la frontière algéro- tunisienne ; il retrouva ses frères moudjahidine, au lieu de se réfugier dans les bases arrière, à l’abri des ratissages, des accrochages et des combats.
Aux côtés de M’hamed Bougara, il retrouva une ambiance fraternelle et une compréhension à toute épreuve. Les deux hommes étaient très liés par la fraternité d’armes et se complétaient. Dans ses déplacements hors de la Wilaya IV, Salah Zamoum sera toujours aux côtés de Si M’hamed, son ami et son chef ; ce sera le cas pour ses nombreuses visites en Wilaya III pour y rencontrer le colonel Amirouche et la réunion inter-Wilayas dans le Nord-Constantinois de décembre 1958. J’ai eu l’occasion de le rencontrer dans les Aït Djenad et de passer quelques jours avec lui vers juin 1960 au P.C de la Zone III, en compagnie du commandant Slimani Moh Ouali, notre chef de Zone à l’époque et de Si Ouali Aït Ahmed, responsable au P.C de la Zone, ainsi qu’Amirouche Mohamed et Rahim Hamoutène.
J’ai trouvé en lui un homme très intelligent, révolutionnaire dans l’âme et quelque peu timide. Il était accompagné de Halim, son adjoint en Wilaya IV. Nous fîmes connaissance et par conséquent il se permit un jour de m’aborder pour me demander ce que je pensais des négociations de Melun. Je lui répondis ce que je croyais être mes convictions de l’époque, à savoir que nous ne pouvions accepter « La paix des braves », car à mes yeux, elle constituait une humiliation. « Déposer les armes et se regrouper dans des camps serait pour nous un ralliement pur et simple. Ce serait alors renoncer à notre serment, et un reniement du sacrifice de nos martyrs, ainsi que la remise en cause de tout notre combat ». J’avais volontairement employé un ton sec, ayant appris déjà par le journal Le Monde et seulement quelques jours auparavant qu’il avait fait le voyage à l’Elysée, en compagnie de ses deux adjoints, à savoir, les commandants Si Mohamed (Djillali Bounaâma) et Si Halim. J’ai cru comprendre vaguement qu’ils ont été reçus en audience par le Général De Gaulle. C’est ainsi que l’on parlera pendant longtemps de « l’affaire de l’Elysée » ou de « l’affaire Si Salah » ou alors de « l’affaire de Tilsit ». Le sujet est d’ailleurs toujours d’actualité. Il ne nous avait jamais soufflé mot de cette affaire, préférant certainement garder la primeur au colonel Si Mohand Oulhadj, notre chef de Wilaya qu’il devait rencontrer dans les jours suivants. En attendant cette entrevue, nous avions passé ensemble une semaine, peut-être quinze jours, toujours dans la région d’Azazga. En tout cas, nous avons eu le loisir de nous connaître ; il nous entretenait souvent des souffrances insoutenables des combattants de l’ALN et du peuple. Il évoqua souvent ses anciens compagnons tombés au champ d’honneur.
Il avait en aversion « les chefs de l’Extérieur » qui, disait-il, « nous avaient abandonnés à nous-mêmes, restant indifférents à ce qui se passait à l’intérieur et aux souffrances endurées par les combattants et le peuple ». Ce fut un sentiment que nous partagions tous, mais que nous n’avions jamais exprimé ouvertement, discipline oblige. Il avait un langage, à ce sujet, moins fort que celui du colonel Amirouche, qui, lors de notre dernière entrevue à Ouzellaguen (Béjaïa) à la veille de son départ pour la Tunisie nous déclara : « Je pars en Tunisie, et en accord avec les chefs des Wilayas I, IV et VI, nous exigerons à ce que tous les djounoud stationnés au-delà des frontières réintègrent les maquis ; nous demanderons également à ce que le ministre de la Guerre et le chef d’état-major soient avec nous, dans les maquis ; s’ils ne sont pas parmi nous, nous refuserons d’exécuter leurs ordres. Il avait le ton grave et nous le savions déterminé. » Nous connaîtrons un mois plus tard le sort réservé au colonel Si Amirouche et au colonel Si Haouès, ainsi qu’à leurs compagnons. Ils tombèrent les armes à la main le 28 mars 1959 au Djebel Thameur, dans la région de Bou Saâda. Cette mort resta jusqu’à ce jour pleine de mystères. Le témoignage de Larbi Abdou, qui se trouvait sur les lieux de la bataille, est édifiant (voir El Watan du jeudi 8 juillet 2010). Un peu plus de deux années après, c’est-à-dire le 21 juillet 1961, et neuf mois seulement avant la fin de la guerre, le colonel Salah Zamoum tombait à son tour dans le Djurdjura. Quelques auteurs, et pour la plupart des officiers français, lui ont consacré des écrits. Pierre Montagnon (l) rapporta des faits révélateurs : Si Salah avait déclaré au colonel Jacquin que « nous ne sommes pas des traîtres », lors de sa première entrevue avec lui. Il voulait par là se situer en tant que « négociateur probable », peut-être pour un arrêt de la guerre. Il ajouta que « sa foi révolutionnaire ne saurait accepter la trahison ». Selon certains témoignages de ses anciens compagnons, il n’est jamais venu à l’idée de Si Salah de se rendre à l’Elysée, mais qu’il aurait été entraîné malgré lui. Le Général De Gaulle l’évoquera dans ses Mémoires d’espoir lorsqu’il les reçut avec ses compagnons. Il lui exprima son scepticisme quant à « l’idée de faire décider le GPRA à venir s’asseoir à la table des négociations ».
Le colonel Salah Zamoum voyait à travers les discours de De Gaulle que l’objectif de la guerre de Libération était atteint, à savoir le droit des Algériens à disposer de leur sort, la fin du règne colonial, la fin de « l’Algérie de Papa », que le peuple algérien était libre de décider de son sort. C’était ce que nous attendions, ce pour quoi nous combattions déjà depuis quelques plus de cinq années ! C’était aussi sur cette base que se déroulèrent les négociations d’Evian, deux années plus tard. Aussi, depuis le 5 septembre 1959, jour où le général De Gaulle avait reconnu au peuple algérien le droit à l’autodétermination, les instances de la Révolution auraient pu accepter de négocier, d’autant plus que l’intégrité territoriale de l’Algérie était reconnue et admise. Peut-être qu’en 1959 on aurait pu mettre fin à cette guerre et faire ainsi l’économie de milliers de morts. Et c’était justement la position de Si Salah et de ses adjoints. C’était aussi notre sentiment dans les maquis. Il y avait peut-être des raisons qui nous échappaient alors, et qui ont fait que la rencontre entre la délégation du gouvernement français et celle du GPRA n’eut lieu que deux années après. Nous croyions à l’époque, dans les maquis, que pendant cette période, des pertes considérables en vies humaines ont été enregistrées, tant du côté des combattants que de la population, particulièrement lors des fameuses opérations Challe. Les Wilayas III et IV furent durement éprouvées par cette machine infernale. Heureusement qu’elles résistèrent héroïquement et qu’elles restèrent debout, grâce à la détermination et à l’esprit de sacrifice de leurs combattants et de ces femmes et de ces hommes qui ont toujours été à nos côtés. Des milliers de combattants et de civils y sont restés. Seuls ceux qui ont vécu cette douloureuse période peuvent se rendre compte de l’ampleur des pertes humaines, des dégâts et des souffrances endurées par le peuple et les combattants.
Dans les discours et les écrits du Général De Gaulle, nous avions remarqué une certaine ambiguïté quant à ses intentions, même lorsqu’il a proposé le droit à l’autodétermination du peuple algérien, en date du 5 septembre 1959. Il est vrai qu’auparavant il avait tout fait pour arracher des concessions, de garder le Sahara pour exploiter les puits de pétrole et enfin de morceler l’Algérie, avec des régimes différents pour le Centre, l’Oranie et le Sud, etc. Parallèlement aux concessions politiques, il s’employa, en vrai chef de guerre, à faire déclencher des offensives militaires de grande envergure, pour détruire, ou du moins « mettre à genoux » cette Armée de Libération Nationale qui l’empêchait de réaliser ses ambitions politiques. De l’opération « Jumelles » aux opérations « Etincelle », « Cigale » et autres, des forces gigantesques et redoutables furent mises en branle pour détruire les maquis. Les troupes d’élite de l’armée française, comme les parachutistes, les légionnaires, les dragons, les marsouins… furent positionnées en forces de réserve pour intervenir et investir le terrain au gré des états-majors français. Elles étaient évaluées à 40 000 hommes auxquelles il faut ajouter les effectifs des postes militaires déjà existants. Nous avons eu beaucoup de morts, mais l’Armée de Libération et le Front de Libération sont restés debout. En fin stratège, De Gaulle voulait par cette offensive faire pression sur le GPRA pour qu’il négocie en position de faiblesse et faire appel à une troisième force pour « que le FLN n’apparaisse pas comme l’interlocuteur exclusif » pour négocier la fin des hostilités.
Ce sont toutes ces considérations qui ont poussé le colonel Salah Zamoum à écrire directement à Ferhat Abbas, alors Président du GPRA, pour lui rappeler l’abandon des maquis par l’Extérieur et la situation très grave que vivaient les combattants et le peuple. C’est alors qu’il accepta avec son comité de Wilaya d’envisager de rencontrer le général De Gaulle. Est-ce que pour l’époque il n’avait pas commis une faute en violant la hiérarchie ? Mais lorsqu’on analyse l’affaire, quelques décennies plus tard, après avoir pris connaissance de toutes les manœuvres et les dissidences qu’a connues l’Extérieur et les divergences entre responsables, nous pouvons lui reprocher d’être coupable d’une simple initiative isolée. Ainsi, ce fut le 21 juillet 1961 que le colonel Si Salah Zamoum fut tué en même temps que ses camarades de la Zone II, à savoir le lieutenant Aouchiche Boudjemaâ, chef intérimaire de la Zone II, le sous-lieutenant Gherbi Chérif, dit « Hadj Reghaoui », chef politico-militaire de la Région I, ainsi que trois autres de leurs compagnons. Ils tombèrent à Aghouni Lahoua, à quelque cinq kilomètres de nos positions. La veille, nous les attendions pour leur fournir guides et ravitaillement. Ils étaient passés à quelque mille mètres de nous, au crépuscule, sans que notre guetteur ait pu les intercepter, les prenant pour des éléments d’un commando de chasse. Le capitaine Gaston, chef du commando de chasse de Bouira qui les avait repérés, raconta comment le groupe a été anéanti dans l’embuscade, et ce ne fut que le lendemain que Salah Zamoum, blessé la veille, fut tué à son tour. Il précisa même qu’il s’agissait d’un harki qui avait tiré sur lui, ce qui nous rappela les conditions de la mort du colonel Amirouche par un autre harki. La mémoire collective ne peut oublier les crimes commis par les harkis et les goumiers, ainsi que par tous les imposteurs de l’histoire Si Salah est tombé les armes à la main ; sa carabine US fut alors présentée comme trophée de guerre. Son honneur était sauf. Ainsi se termina l’épopée du colonel Si Salah Zamoum. Il est mort entre ses frères, debout, face à l’ennemi, les armes à la main, en ripostant avec le courage qui est propre aux combattants de l’ALN. Il semblerait que l’ennemi lui aurait rendu les honneurs militaires, comme à de nombreux combattants qui l’avaient combattu avec bravoure et qui l’avaient affronté loyalement. En ce jour du 21 juillet 2010, il nous paraît important de nous remémorer le souvenir de ce brave, la fin de ces six braves qui avaient affronté l’ennemi pour un idéal commun qui est l’indépendance de l’Algérie. Après sa mort et celle du commandant Djillali Bounaâma, ce fut le colonel Khatib, dit Si Hassan qui prit le relais. Il continuera lui aussi dans la lignée des anciens à combattre et à mener la Wilaya IV jusqu’à la victoire. Très estimé par tous ses hommes, plusieurs hommages furent rendus à Si Salah et à ses prédécesseurs à l’occasion des diverses rencontres des anciens de la Wilaya IV.
(*) Ancien officier de l’ALN – Ecrivain.