Autre source sur cette affaire
Ombres et lumières : "Le livre des jours" de Taha Hussein
Par Yves Gonzalez-Quijano
Ce n’est plus un secret tant l’actualité politique est sinistre : le monde arabe de ce début de XXIe siècle va mal. Même si l’on s’efforce dans ces billets d’en faire mieux connaître certains aspects méconnus, et porteurs d’espoir, la culture traverse elle aussi, dans cette région, des temps difficiles. Et le constat est plus frappant encore si l’on se réfère à d’autres temps, qui ne sont pas si anciens.
De ce point de vue, il est nécessaire de s’arrêter à une information reprise, nous semble-t-il, par le seul quotidien libanais Al-Akhbar dont il faut saluer une fois de plus la qualité et l’originalité des pages culturelles. Elle provient de leur correspondant au Caire, Wâ’il ‘Abd al-Fattâh (وائل عبد الفتاح), un de ces journalistes de la nouvelle génération qui s’est illustré au début de l’année en dénonçant dans l’hebdomadaire Al-Fajr les pratiques policières locales. Répercutées par les bloggers égyptiens, l’affaire avait suscité pas mal de remous en Egypte, y compris sur le plan judiciaire…
Deux liens sur cette affaire (1 et 2) que nous avons déjà évoquée parce qu’elle révèle également la place que prend, dans le monde arabe aussi, internet.
En avril dernier, un article du quotidien koweïtien Al-Qabas signalait un étonnant rapport, préparé par une des directions du ministère de l’Enseignement et de l’Education égyptien. Il réclamait que le très célèbre Livre des jours (كتاب الايام), écrit par Taha Hussein (طه حسين) en… 1929, soit retiré des programmes scolaires.
Pour les rapporteurs du ministère, la jeunesse des écoles doit être tenue à l’écart de ce texte, un classique de la littérature arabe moderne au programme depuis une bonne vingtaine d’années (il est disponible en arabe, intégralement (!) sur ce site syrien). En effet, dans son autobiographie, celui qui deviendrait en 1950, malgré sa cécité, ministre de l’Education (a-t-on jamais eu un ministre aveugle en France ?) avait eu l’outrecuidance de critiquer l’ignorance, la bêtise et même parfois la méchanceté de certains enseignants traditionnels, y compris à Al-Azhar.
Destiné comme nombre de jeunes garçons frappés par cette infirmité à une carrière religieuse, Taha Hussein avait en effet entamé ses études dans la très ancienne université islamique ; l’université du Caire, qu’il allait rejoindre à sa création en 1908, n’existait pas encore et il n’imaginait sans doute même pas qu’il lui serait permis un jour de poursuivre sa formation par une thèse soutenue en France (le portrait ci-dessus, récupéré sur ce lien, date de ses années à la Sorbonne).
Ecrit en 1938, L’avenir de la culture (مستقبل الثقافة) éclaire le sens de sa critique : bien entendu, ce n’est pas Al-Azhar en tant que telle qui est mise en cause, mais son incapacité à tenir un discours dans l’esprit de son époque. Un renouvellement de l’institution religieuse est nécessaire, précisément en raison de l’importance de sa mission.
‘لا بد أن يجاري الأزهر هذا التطور ليكون اتصاله بالأجيال الناشئة والأجيال المقبلة أجدى وأقوى من اتصاله بالأجيال الماضية والأجيال الحاضرة… الشر كل الشر أن يتحدث رجل الدين إلى الناس فلا يفهمون عنه لأنه قديم وهم محدثون، وأن يتحدث الناس إلى رجل الدين فلا يفهم لأنهم محدثون وهو قديم… إن مهمة الأزهر أخطر جدا مما يظن الأزهريون. إذن فلا بد أن تكون سيرة الأزهر ونظم التعليم فيه ملائمة لهذه المهمة الخيرة’.
Taha Hussein n’a pourtant rien d’un dangereux pervers. Mais certains courants religieux ne lui ont jamais pardonné d’avoir été à l’origine d’un débat culturel d’une extrême violence car son étude sur la poésie antéislamique (في الشعر الجاهلي) remettait en question, à partir des principes de la science moderne, la fiabilité des sources poétiques au temps de l’apparition de l’islam et donc, par ricochet, la fiabilité d’une partie des textes sur lesquels s’est édifiée au fil des siècles toute l’exégèse linguistique et religieuse musulmane.
A l’époque – le milieu des années 1920 – l’affaire avait provoqué un débat au Parlement et Taha Hussein, accusé d’hérésie, avait accepté de reprendre son texte, prolongé en fait par la publication du Livre des jours, comme une manière d’expliquer son itinéraire personnel. Par la suite, il se fendit même de quelques textes bien pensants (En marge de la vie du Prophète - على هامش السيرة – en 1933, par exemple) pour faire amende honorable sans pour autant renier ses convictions premières.
Aujourd’hui, l’article d’Al-Akhbar nous apprend que le ministère a donné suite au fameux rapport. Au prix d’un sordide marchandage, le livre reste au programme, mais les élèves n’y trouveront pas les paragraphes les plus moqueurs sur les travers de certains des hommes de religion, sur leur hypocrisie et leur bigoterie. Les responsables égyptiens ont donc jugé bon d’émasculer le texte le plus célèbre écrit, il y a bientôt un siècle, par celui qui symbolise, dans toutes les écoles du monde arabe, la Renaissance arabe, cette tentative pour les penseurs de cette culture d’élaborer une pensée en phase avec le monde de leur temps. (Faut-il rappeler que les “critiques” de Taha Hussein sur Al-Azhar venaient juste après la réforme de cette institution, et plus largement après le renouvellement de la réflexion religieuse, sous l’impulsion d’une des grandes figures de la pensée arabe moderne, Mohammed Abduh ?)
Selon Wâ’il ‘Abd al-Fattâh, l’instigateur de la cabale lancée contre le Livre des jours n’est autre qu’un certain ‘Abd al-Sabbour Chahine (عبد الصبور شاهين), tristement célèbre pour avoir forcé à se réfugier à l’étranger un de ses collègues de l’université du Caire, l’historien (critique) de l’islam, Nasr Hamid Abu Zeid (une affaire rapidement évoquée dans un précédent billet). Une fois de plus (voir ce billet pour suivre cet autre épisode remontant à l’hiver dernier), les autorités égyptiennes auront donc cédé à la pression des voix religieuses les plus rétrogrades.
Les lumières orientales se voilent peu à peu d’ombres bien menaçantes…
Culture & Politique arabes