LE PLUS ANCIEN ARTISAN D’ALGÉRIE À L’EXPRESSION
«Donnez-moi un local, je vous formerai des artisans» C’est lui qui fabrique 100 carabines, 70 pistolets, 100 épées, 50 poignards, dix lances et deux canons pour les besoins du film sur cheikh Bouamama.
Il a 90 ans et sa muse lui est toujours fidèle. Elle garde, soigneusement, la flamme qui luit dans les yeux. Cette flamme que ni le poids des ans ni le reniement des officiels n’ont pu éteindre.
D’une famille originaire de Dellys descendante de
Sidi Amar,
Chérif Abderrahmane Chouiter est né le
18 janvier 1918 à El Biar. Il est le
fils de Ahmed Allal et de Fatma Tourkia. Ses mains de démiurge ont donné naissance à tant d’objets portant les traits d’une histoire, d’une culture et d’un génie exprimant les rêves d’un enfant du peuple. C’est lui qui fabrique
100 carabines, 70 pistolets, 100 épées, 50 poignards, dix lances et deux canons pour les besoins du film sur cheikh Bouamama. Pour le film
La Bataille d’Alger, il fabriqua, entre autres,
360 balles à blanc et six cache-flammes. Cet amour charnel qu’il éprouve pour l’artisanat, il le tient de son père, lui-même artisan. Son premier rendez-vous avec la muse remonte à l’année 1932. A l’époque, il avait 14 ans. Un concours d’oeuvres artistiques et artisanales est organisé à El Biar. La muse le supplie d’y participer. Elle lui offre de réaliser un voilier. C’est chose faite! Le voilier est une merveille. Cependant, lui, l’indigène n’ouvrait pas droit à l’accès.
Qu’à cela ne tienne! La merveille tape dans l’oeil du maire de l’époque. Il en est fasciné à tel point qu’il intervient, personnellement, en faveur du garçon. Les portes du concours lui sont, enfin, ouvertes. La voie de la consécration aussi! Le petit génie remporte le premier prix. Qui dit mieux? Ce souvenir réveille et révèle l’enfant en lui. Aâmi Abderrahmane reste songeur, le regard fixé sur la résistance qui lui sert de chauffage. C’est dans son atelier, une baraque située à Châteauneuf, qu’il a lui-même construite, qu’il nous reçoit. L’endroit est rempli d’articles et d’oeuvres artisanales faites de ses propres mains.
Aâmi Abderrahmane nous montre un voilier anglais. Sa beauté est un clin d’oeil à l’histoire de la glorieuse flotte de l’empire sur lequel, jadis, le soleil ne se couchait jamais. «C’est l’une de mes oeuvres», dit tout simplement, Aâmi Abderrahmane.
L’art au service de la RévolutionLes manifestations de 1945 constituent un tournant décisif dans la vie de Aâmi Abderrahmane. Ecoutons-le: «Ce jour-là, nous avons été arrêtés par l’armée française au Champ de manoeuvres, puis conduits à la prison les Arcadiers à Tafourah où nous avons été incarcérés pendant six mois.» Depuis, Aâmi Abderrahmane se consacre entièrement à la cause nationale. Arrive la Révolution. Aâmi Abderrahmane est dans les rangs du FLN. De cette époque, il garde un souvenir indélébile, suivons-le: «Au FLN, j’étais chargé de réparer les armes. Arrêté en 1956, je purge une peine de deux ans de prison. En 1958, notre maison à Aïn Zeboudja (El Biar) fut encerclée par les parachutistes. J’ai dû fuir à trois heures du matin. Depuis, j’ai gagné le maquis.»
Un parcours du combattant s’ensuit. «C’est ainsi que j’ai travaillé avec Ali la Pointe, Larbadji et d’autres», poursuit-il. Sa voix est envahie par l’émotion. Une anecdote lui revient à l’esprit: «Je garde un souvenir tendre du colonel Amirouche. Un jour, il m’avait demandé de réparer une arme. En contrepartie, il m’a offert des m’hadjeb.» Un sourire enfantin se dessine sur ses lèvres. A l’Indépendance, le colonel Salah Boubnider le sollicite pour travailler à l’atelier de réparation de l’ex-RTA. A ce sujet, il ne manque pas de révéler: «A l’époque, le matériel de la RTA était dans un état tel qu’il fallait intervenir, en urgence, pour que la station puisse émettre. Se réapproprier la télévision et la radio algériennes sans pouvoir les faire marcher, n’était d’aucune utilité». Son aventure au sein de l’ex-RTA durera 23 ans. Après tant d’années de service, Aâmi Abderrahmane sera mis à la retraite sans préavis.
Renié par les siens, reconnu par les autresAu début des années 80, Aâmi Abderrahmane travaille au musée El Moudjahid de Riadh El Feth. Il y confectionne des chefs-d’oeuvre, à l’exemple de la table du livre d’or. Les débuts sont prometteurs, un local lui est réservé pour qu’il puisse s’adonner à sa passion. La suite est décevante, il est invité à quitter les lieux.
Touché dans son amour-propre, Aâmi Abderrahmane refuse d’y reprendre service malgré les sollicitations incessantes des responsables du musée. Ses déboires ne s’arrêtent, malheureusement, pas là. Toutes les merveilles qu’il a réalisées ne furent nullement considérées à leur juste valeur. «C’est de la hogra», clame-t-il.
En parallèle, les représentants diplomatiques de l’Arabie Saoudite, du Soudan et du Maroc faisaient des pieds et des mains pour l’avoir. Par amour de son pays, il refusa leurs sollicitations. De leur côté, les autorités algériennes, à l’époque, ne l’entendaient pas de cette oreille.
Aujourd’hui, Aâmi Abderrahmane n’en peut plus. Il crie sa douleur: «Pourquoi ce mépris à mon égard? Pourtant, je ne demande qu’une chose: un local et des moyens pour que je puisse former nos enfants, leur apprendre à aimer l’artisanat de leur pays, à se prendre en charge et à prendre en charge leur pays. Nos enfants s’exposent à une mort certaine dans les mers, rien que pour fuir cette terre. A nous de leur offrir quelque chose».
La voix de Aâmi Abderrahmane devient de plus en plus coléreuse. Laissons-lui le soin de déplorer: «Les autorités locales d’El Biar m’ont promis un local. A ce jour, je ne vois rien venir. Chiche, donnez-moi un local et je vous donnerai des artisans.» Et de conclure: «Dernièrement, le ministère de la Culture a rendu hommage aux bambins de l’ex-RTA. Quant à moi, je fus, tout simplement, empêché d’y accéder. Pourquoi?» La question reste posée aux autorités concernées.
Source : L'Expression du 18 Décembre 2008.