Virée dans les rues d’Alger
Avoir 20 ans et… désespérer
« J’ai l’impression d’en avoir dix de plus ». C’est un lieu commun des conversations avec ces jeunes, la vingtaine, rencontrés dans une rue à Alger ou à Tamanrasset. « On n’a jamais vingt ans en Algérie », disait l’écrivain Malek Haddad, il y a de cela quarante ans. Etre jeune en Algérie ? Un métier, une fatalité, un mécanisme du désespoir carburant au cynisme. Reportage à Alger. (Photo : Louisa A.)
Jeune en Algérie
Par Adlène Meddi
« Plutôt que de se consumer ici comme une bougie », lâche un des jeunes rencontrés à la place des Trois-Horloges à Bab El Oued (Alger), non loin du « marché » informel des téléphones et des appareils photo numériques, pour la plupart « trouvée, tombée du camion ». Saisissant la question en l’air, les jeunes n’hésitent pas : el herba. Traduire « la fuite ». Partir.
« Nous voulons y aller par mer, en achetant le visa, en nous mariant avec une étrangère. Partir, c’est tout ! A n’importe quel prix », lancent ces jeunes dont la plupart ont quitté les bancs de l’école avant d’arriver au bac, condamnés à partager les quelques mètres carrés du domicile familial. Sur les six rencontrés dans ce quartier, cinq vendent des vêtements « à la sauvette » sur les trottoirs étalés de la rue Bab Azzoun à la Grande Poste. Le dernier aide un grand frère qui possède un taxiphone à Bologhine. « J’ai des amis qui sont partis par l’ouest, l’Espagne puis Marseille où ils ont rejoint d’autres enfants du quartier », dit Hassan. « Oui, mais souvent, c’est le loto de ta vie : la mer ne pardonne pas. Il faut du courage et les bonnes prières des parents pour arriver là-bas », renchérit le jeune Réda improvisé vieux loup de haute mer. « On ne veut pas la lune ! Juste une situation, vivre honnêtement, fonder un foyer comme le veut Dieu. Mais eux, el houkouma (le gouvernement, les autorités), ne laissent personne d’autre vivre. Y en a que pour eux », ajoute un voisin de Réda, qui, pêle-mêle, accuse « l’APC de Bab El Oued, les commissariats de police d’Alger, les généraux, le service technique communal qui distribue les projets aux entrepreneurs, l’Ansej (dispositif d’aide pour la création de micro-entreprise)… »
Plus entreprenant, Abdeljalil, natif de Belcourt à Alger et habitant chez ses parents sur les hauteurs de Lâaqiba, a commencé sa « carrière » de vendeur dans la rue Belouizdad : cigarettes, puis accessoires de téléphones portables, ensuite des sous-vêtements. « J’ai quitté l’école parce que je voulais me lancer dans le commerce. A quoi bon avoir un diplôme et chercher un travail alors qu’il suffit de dresser une table et de vendre n’importe quoi », dit Abdelajalil, alors que son voisin de table du petit café coincé sous un immeuble en ruine ricane. « Il n’y a pas de travail honteux mais je ne veux pas faire n’importe quoi, même si je n’ai aucun diplôme », nuance-t-il. Mais il a raccroché depuis six mois : « J’en avais assez des policiers qui me harcelaient. Pourquoi le font-ils avec certains et pas avec d’autres, bezzef ! » Et maintenant ? « Je bricole, demain je ramène avec un ami des cartons de chocolat que lui a promis un gars du port pour les refiler à des épiciers du quartier, sinon, je traîne », répond Abdeljalil qui dit vivre de la générosité du porte-monnaie familial. Que fait-il de ses nuits ? Des loisirs ? « Ou tu joue au foot à côté de l’immeuble en squattant la rue ou tu vas à la mosquée discuter et apprendre. Sinon, il y a un copain du quartier qui vient d’ouvrir un magasin de location de DVD de films piratés, on y va parfois quand il ferme et on se regarde un truc tranquille, un bon film d’action ou de guerre ».
Par contre, le nouveau quartier général nocturne de la jeunesse tous niveaux confondus reste le cyber-café. « Mes clients sont majoritairement les jeunes d’ici mais aussi des étudiants africains qui entrent en contact avec leurs familles ou amis à travers les messageries instantanées... Souvent, je télécharge de la musique sur demande... Beaucoup de chansons sentimentales... », dit le patron d’un cybercafé à connexion par satellite, du côté de la place des Martyrs où les jeunes gardiens de parking quittent leur « poste » pour quelques escapades pornographiques ou musicales. A côté, deux jeunes Maliens partagent un poste et « chatent » avec des cousins du bled. C’est la seule oasis dans ce désert urbain algérois. « Tant de jeunes et si peu d’espace pour eux : c’est une vraie bombe ! », commente un entrepreneur étranger, installé à Alger depuis plus de trente ans. Et pour les jeunes filles ? « J’ai eu la chance de terminer mes études alors que dans mon quartier, une fille qui sort tard des cours est mal vue, raconte Farida, 27 ans, diplômé en sciences commerciales, la plupart de mes copines ont trouvé du travail, certaines ont dû arrêter une fois mariées, mais moi je suis restée célibataire et chômeuse et ma mère me traite comme la tare de la famille. » « J’ai vécu Octobre 88 et aujourd’hui, vingt ans après, je regarde le même désespoir dans les yeux des jeunes, mêmes ceux qui ont un boulot sécurisant chez moi. »
« On ne peut pas être heureux… »
Amin, 22 ans, natif de la banlieue est d’Alger, a ouvert avec l’aide de son père retraité de la Poste une petite épicerie dans son quartier natal. « Je gagne bien ma vie. Je peux même économiser pour m’acheter une petite voiture, peut-être même me marier si Dieu le veut. Mais à part ça, je vis comme un mort-vivant. Les convocations du service national me poursuivent, les impôts, les policiers qui empêchent les fourgons de livraisons de stationner, mon père que je n’arrive pas à soigner faute de médecin sérieux, l’eau qui n’arrive pas, les bouteilles de gaz butane qu’il faut chercher… J’ai un cousin qui a des parents très riches, il a quitté le pays et s’est installé au Canada dès qu’il a terminé ses études. Il me disait qu’avec tout l’argent du monde, on ne pas peut être heureux dans un pays où tu ne peux pas t’amuser à vingt ans ». D’un geste, il invite son père qui vient de rentrer dans la petite boutique à parler. « C’est les reins. Ces sacrés reins, dit le père de Amin en se tenant les côtes pour s’asseoir. De mon temps, la vie était difficile, maintenant, pour ces jeunes-là, c’est devenu impossible ».